• Page Blanche

    Une page blanche. C’est ce que m’a tendu le médecin à la suite de mon accident.

    Une page blanche pour réécrire ma vie, mes goûts et mes envies. C’est également sur une page blanche que je trace ces lignes pour vous raconter ma lutte. Pas une lutte pour la paix dans le monde ni contre la pauvreté, mais une lutte contre moi-même et ma mémoire défaillante.

     

    On m’annonça le 9 mai 2010 que j’avais eu un accident de voiture alors que je rentrais chez moi. Quelques jours plus tard le médecin m’annonça son verdict : amnésie partielle. Impossible de se souvenir de quoi que ce soit  me concernant de près ou de loin : famille, travail et amis, j’avais tout oublié. Personne ne vint me voir à l’hôpital et seul mon permis de conduire m’indiqua qui j’étais : Charles Bataille, 34 ans et divorcé.

    Maintenant je suis remarié et j’ai deux enfants. Voici mon histoire.

     

    Le médecin me laissa seul une fois qu’il m’eut expliqué mon nouveau défi : me reconstituer une identité. Heureusement, outre mon amnésie, je n’avais que des blessures légères et une jambe cassée. Il parait que je suis chanceux mais j’en doutais à l’époque. Ne plus savoir qui l’on est, est perturbant, ou plutôt provoque un malaise permanent. Et surtout on se demande égoïstement s’il n’aurait pas mieux valu qu’on soit mort dans cet accident ou gravement blessé mais avec sa mémoire entière. On se sent diminué lorsque l’on est amnésique, et surtout vide. Vide de tout car on n’a aucun endroit où rentrer, personne pour nous redonner le sourire. Je tombais lentement mais surement en dépression et il me semblait que ma vie et la vie en générale étaient vides de sens.

    Un jour, assis dans mon lit, alors que je contemplais par la fenêtre le petit jardin de l’hôpital, je vis des enfants courant et riant autour de personnes âgées en fauteuil roulant. Ce sont leurs sourires qui m’ont redonnés espoir et les premiers mots que j’ai couchés sur cette feuille blanche furent « j’aime les enfants ». Il m’avait fallu des jours pour écrire ses premiers mots. Les suivant furent plus simples à écrire « noir triste, bleu drôle, vert nostalgique ». Chaque chose que je voyais, je la classais en fonction de mes humeurs du moment et ce qu’elle m’évoquait. La nourriture que l’on me servait chaque jour, les livres et les films que je voyais dans la salle commune. Tout ce qui peut faire la personnalité d’un individu. J’ai découvert des choses inédites, avec le recul seul un enfant aurait pu écrire voire ressentir ces choses-là. Comme un adolescent en quête d’identité, je testais tout ce que je pouvais dans les limites du possible. Mais bien sûr ce qui m’intéressais le plus, c’était les gens. Enfermé dans mon monde, j’observais les gens vivre et interagir entre eux. J’observais également la manière dont eux ils regardaient les autres. C’est donc tout naturellement que je me mis à écrire sur mon infirmière attitrée. A cette époque le crayon ne quittait jamais mes doigts. J’écrivais ou je dessinais pour faire en sorte d’oublier le vide de ma mémoire. Cependant très vite cela ne me suffit plus, je voulu construire des choses, me bâtir un avenir hors des quatre murs de ma chambre d’hôpital.

    Ainsi dès que je pu marcher, j’allais dans les chambres voisines. Je me construisis ainsi de nombreuses relations, certaines courtes, d’autres longues. J’ai même encore gardé contact avec certains patients après ma sortie. Cependant, j’étais encore loin de la guérison. Le médecin avait l’air inquiet, j’aurai dû retrouver la mémoire depuis longtemps. Il me fit faire des tests en me passant diverses photos devant les yeux pour savoir si elles m’évoquaient quelque chose. De même, il m’emmenait de temps en temps en ville pour les mêmes raisons. Peine perdue, aucune image ne me venait à l’esprit. Peut-être tout simplement que je n’avais pas envie de me souvenir… et si dans mon passé, quelque chose de très malheureux c’était produit ? Au moins à l’hôpital, je vivais un semblant de bonheur. Et je savais bien que je ne pourrais pas rester ad vidame aeternam dans cet hôpital. Bientôt je devrais trouver un boulot pour rembourser les frais d’hôpital, me payer un logement… Et l’administration ne me lâchait pas, des juristes venaient à mon chevet pour que l’on retrouve ma maison et mon travail. Pour que l’on sache où j’habitais afin de pouvoir couper l’eau, le gaz, l’électricité… Au demeurant, tout ça m’était bien égal car j’étais en quête amoureuse.

    Plus je rencontrais de gens, plus je me rendais compte que celle que je voulais vraiment connaître m’était inconnue. Mon ange en blouse blanche. Enfin, on ne pourrait pas vraiment la qualifier d’ange… C’est une petite brunette aux yeux bleus pétillant de malice, légèrement enrobée et à la répartie facile. Mais surtout elle était toujours souriante, comme si un halo de bonheur l’entourait. Mon vrai défi fut donc de la courtiser. Etant amnésique et recouvrant tout juste de mon accident, j’étais plus pitoyable qu’autre chose. Mais à force de sourires, de plaisanteries et de discussions animées, je finis par obtenir un rendez-vous le soir même de ma sortie. Puis deux, puis trois. Elle m’aida à trouver du boulot, un logement, resta près de moi. Elle me permit de me réhabituer à une vie normale et finalement ma perte de mémoire ne fut pas si handicapante puisque je n’ai retrouvé personne de ma famille.

    Elisabelle –c’est son nom- est à présent ma femme. Elle m’a offert deux filles que je chéris de tout mon cœur. Je suis toujours amnésique mais à présent je ne cherche plus mes souvenirs en vain. J’en ai rebâtis de nouveaux avec les trois femmes de mon cœur. On m’a souvent demandé si je ne regrettais pas mes souvenirs… mais on ne peut regretter ce que l’on ne connait plus… Je dirais même que je suis chanceux, Elisabelle est formidable, et cette perte de mémoire me permet de vivre une vie fantastique, peut-être même meilleure que celle que j’aurais pu vivre en ayant tous mes souvenirs, qui sait ?

    Ma vie peut donc se résumer à trois pages : la page blanche de mon passé, la page blanche de mon futur et celle que, pas à pas, j’ai rempli aux côtés de ma femme.

     

    cette histoire a été entièrement inventée, merci de respecter l'auteure et de ne pas vous servir de ce texte à des fins personnelles