• chapitre 1

    Ayani contemplait l’image de son reflet dans la baie vitrée du building. Lentement elle s’en approcha en s’observant marcher. Des mouvements fluides, gracieux et qui surprenait le regard car elle n’était pas particulièrement mince, plutôt tout en courbes. Bientôt son image et elle ne furent séparées que de quelques centimètres et elle caressa des doigts les joues de son reflet. Lentement elle descendit au niveau de sa gorge comme si elle voulait s’étrangler elle-même.

    -Peut-on n’avoir ni désir de vivre, ni désir de mourir ? murmura-t-elle à haute voix.

    -Vous avez dit quelque chose Mademoiselle ?

    -Non, non… Je vais aller me promener un peu.

    -Mais il pleut dehors ! Et votre père vous a interdit de sortir de l’immeuble !

    -Je vais aller sur le toit, ne vous inquiétez pas.

    Elle jeta un dernier regard à son reflet, comme à regret, puis détourna le regard et sorti de la pièce.

    Elle s’avançait tranquillement dans les couloirs, ignorant les regards qui pesaient sur elle. Ou peut-être n’en avait-elle pas conscience ? En tout cas, elle poursuivait son chemin, l’âme vide. Elle grimpa les escaliers sans changer de rythme et ce n’est qu’une fois devant la porte menant au toit qu’elle hésita. Sa main se leva et se posa sur la poignée mais elle ne la tourna pas.

    -Qu’est-ce que je suis en train de faire ? dit-elle à mi-voix.

    Ses mots se répercutèrent dans la cage d’escalier vide et semblèrent la pousser à ouvrir la porte. Aussitôt une énorme bourrasque la fit perdre l’équilibre et elle dût se cramponner au mur pour ne pas tomber. Ce n’est qu’après qu’elle remarqua que la pluie l’avait mouillée en un instant. Ses cheveux mouillés et emmêlés lui fouettaient le visage, le poids de ses vêtements gorgés d’eau l’empêchait d’avancer mais pourtant elle finit par arriver au bord du toit. Elle grimpa sur le parapet au risque de glisser et de tomber plusieurs dizaines de mètres plus bas. Elle s’assit les jambes dans le vide et contempla les voitures en contrebas. Leurs phares étaient comme des flambeaux de lumière et malgré leur multitude, ils n’éclairaient guère ce qui se passait autour d’eux. On ne voyait que deux files de voitures allant dans un sens ou dans l’autre, toujours à la même vitesse, toujours avec la même régularité, sans interruption…

    -Que se passera-t-il si je sautais d’ici ? Je vais mourir à coup sûr mais rien ne changera. Les voitures continueront d’avancer sans m’avoir remarqué, aucun passant pour me voir… Peut-être que le personnel de l’immeuble me découvrira ? Comment mon père réagira-t-il ? Il considèrera surement que c’est un événement mineur et à la limite ça l’embêtera de devoir organiser les funérailles.

    Elle fit une pause avant de reprendre.

    -A quoi ça ressemble de tomber d’ici, se demanda-t-elle en se penchant en avant. La chute doit paraître si longue alors que pourtant elle ne durera que quelques secondes. Verrais-je vraiment ma vie défiler sous mes yeux ? Ou me contenterais-je de regarder une dernière fois le ciel nocturne en souriant ?

    Elle continua son monologue sans remarquer qu’elle n’était plus seule. Mais soudain une voix s’éleva derrière elle :

    -Ce serait tout de même dommage de gâcher une si jolie vie, tu es encore jeune et tu as de longues années devant toi.

    -Pourquoi vivre longtemps si vivre ne rime à rien ? Pourquoi les hommes aiment-ils vivre une vie avec si peu d’intérêt ?

    -Tu aurais pu te retourner pour me parler tout de même… En plus on a l’impression que tu te parles toute seule…

    Ayani se retourna et contempla l’individu qui se tenait deux pas derrière elle. Il avait un costard noir dont la veste ouverte laissait entrevoir une chemise blanche. Plutôt grand, rien ne le distinguait d’un homme normal. On aurait pu le croiser un grand jour de beau temps sans se rendre compte de l’anomalie qu’il créait. La pluie ne le mouillait pas. Elle ne le traversait pas non plus comme un fantôme. Non, c’était comme si au moment de toucher son corps, les gouttes d’eau s’effaçaient.

    Ayani sembla réfléchir un instant puis tapota la place à côté d’elle pour inviter l’étrange homme à s’asseoir à côté d’elle. Puis de nouveau elle s’abima dans la contemplation des voitures. Ils regardèrent ensemble ce paysage pendant de longues minutes puis elle prit la parole.

    -Tu n’es pas humain mais pourtant tu nous ressembles. Je ne crois ni aux fantômes, ni aux anges ou aux démons, et je doute que Dieu en personne viennent me voir pour peu qu’il existe. Qu’es-tu ?

    -Un shinigami.

    -Tu réponds un peu vite…

    Un sourire énigmatique s’étira sur le visage du shinigami.

    -Et qu’est-ce qu’un dieu de la mort japonais viendrait faire ici ? Tu viens de dire que j’avais de longues années à vivre devant moi et je ne pense pas à sauter d’ici.

    -Tu es perspicace mais notre rôle ne se borne pas à récolter les âmes des morts pour les emmener dans l’Autre Monde. On veille aussi à ce que les hommes vivent bien.

    -Je ne suis ni la plus désespérée, ni la plus triste. Pourquoi moi ?

    -Parce que tu es vide. Une personne triste ou désespérée fera tout ce qu’elle peut pour s’en sortir : que ce soit pour échapper à sa tristesse ou pour surmonter à son désespoir. Même si la personne se suicide alors on ne peut pas considérer que sa vie était mauvaise ou triste, elle a vécu une belle vie, celle qu’elle voulait mener. C’est tout.

    -Quelle différence avec moi ?

    -Tu ne veux ni vivre ni mourir, ton existence ne mène à rien. Tu tournes en rond pour être plus précis ; imagine que tu fais le huit couché de l’infini. Sur une partie de la boucle tu veux mourir, sur l’autre tu veux vivre, et au milieu tu ne veux ni vivre, ni mourir. Eh bien toi, tu parcours toujours cette boucle sans interruption alors que les autres restent d’un côté ou de l’autre.

    -Tu es donc venu pour me sauver.

    -Oui on peut dire ça.

    Ayani se leva et descendit de son perchoir pour faire quelques pas. Son cerveau carburait à cause de toutes les informations qu’on lui avait transmises. Le shinigami, lui, attendait patiemment le fruit de sa réflexion.

    -Je ne crois pas que je puisse être heureuse en ce monde.

    Sa tête s’était tournée à demi vers son interlocuteur et il put deviner l’espoir qui brillait dans ses yeux. Il acquiesça en silence :

    -L‘espoir, c’est déjà mieux que rien. Je peux te faire changer de monde si tu le désires, mais jamais tu ne pourras retourner dans celui-ci. Si tu ne veux pas prendre le risque de vivre une vie plus dure et  difficile que celle-là, tu peux encore changer d’avis.

    -Et je ne vous reverrais plus ?

    -Non.

    Elle éclata soudain de rire.

    -Il n’y a que les imbéciles qui refusent une telle chance ! Recommencer sa vie dans un autre monde et vivre une chose pareille, ça n’arrive pas à tout le monde ! Je suis prête.

    -Alors fais bon voyage Ayani, et que le destin te soit favorable.

    La dernière image qui s’imprima sur la rétine d’Ayani fut le sourire plein de bonté du shinigami qui lui sauva la vie.

    A Tokyo ce jour-là, on put observer un grand éclair traverser le ciel pour tomber en haut du building de la firme de Shikunguya. Pourtant il n’en resta pas une seule trace, et on ne retrouva jamais la fille du PDG de cette firme.

     

     

    chapitre suivant 

    cette histoire a été entièrement inventée, merci de respecter l'auteure et de ne pas vous servir de ce texte à des fins personnelles